La fabrique de l'ergonomie : le séminaire annuel de l'équipe Ergonomie du CRTD - 23 et 24 janvier

Éthique et politique : quels enjeux, engagements et contributions de l'ergonomie ?

23 janvier 2020
24 janvier 2020

  • Paris Saint-Martin/Conté
La fabrique de l'ergonomie, le séminaire annuel de l'équipe Ergonomie du CRTD portera cette année sur le thème : Éthique et politique : quels enjeux, engagements et contributions de l'ergonomie ?. Ce thème sera développé au travers du prisme de la pratique des ergonomes, bien sûr, mais plus largement en SHS.

Le pré-programme

Fabrique ergonomie 1

Fabrique ergonomie 2

Entretien avec Catherine Delgoulet, responsable de l'équipe Ergonomie du Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD)

Les 23 et 24 Janvier prochains se déroulera la 4ème édition du séminaire de La Fabrique de l’Ergonomie qui portera sur « Éthique et politique : Quels enjeux, engagements et contributions de l’ergonomie ? ». Quelles sont vos attentes au sujet de cette nouvelle édition ?

Tout d’abord, il ne vous a pas échappé que ce sera pour moi une première en tant que co-organisatrice de cet événement, même si La Fabrique de l’Ergonomie fêtera ses quatre ans et que j’ai eu l’occasion d’y participer l’an dernier en tant qu’invitée. Je profite donc de cette tribune pour remercier vivement les collègues à l’origine du projet (Pierre Falzon et Laurent Van Belleghem). Ils ont travaillé sur les programmes des premières éditions, en partenariat avec l’association des ergonomes diplômés du Cnam (ErgonoCnam, toujours partenaire), et en ont fait un rendez-vous qui compte dans le paysage du Cnam et de l’Ergonomie en France. C’est donc avec enthousiasme que je prends part au comité d’organisation[1] dans le prolongement du travail accompli.

J’attends de cette édition qu’elle permette à nos auditeurs.rices et à un public plus large, de praticiens et de chercheurs en ergonomie ou proches de la discipline, de lever le voile sur les dimensions de l’éthique et du politique de nos pratiques rarement traitées, ou seulement de manière allusive, dans les colloques et les publications scientifiques. Il s’agira de leur faire ici la part belle, de les prendre volontairement comme point d’entrée de questionnement de nos pratiques pour comprendre comment éthique et politique s’y logent au quotidien dans les interventions, les recherches ou les formations que nous menons. L'objectif est de rompre avec le silence poli qui conduit de nombreux ergonomes à délaisser, au moins en apparence, ces dimensions de leur champ de réflexion et de débat. Ce sera notamment l'occasion de définir et de discuter des contours et du sens général de ces notions très vastes, et de mieux comprendre leurs voies d’expression dans les approches du travail que nous défendons en tant qu’ergonomes, et leurs traductions possibles en soutien à l’action en situation.

Pour cela, le comité d’organisation a souhaité initier cette discussion autour de l’éthique et du politique selon quatre axes : la discipline et sa pratique ; le travail futur et ses évolutions ; les politiques et actions publiques ; la formation initiale et continue des ergonomes. Nous aurons ainsi le plaisir d’entendre les points de vue (que nous imaginons contrastés) et de discuter avec Tahar Hakim Benchekroun (Cnam) Pierre Falzon (Cnam), Eric Fortineau (Ergonova Conseil), François Hubault (Université La Sorbonne), Adelaide Nascimento (Cnam), Jacques Theureau (Cnrs) et Moustafa Zouinar (Orange Labs - Cnam). Trois tables rondes, animées par Flore Barcellini (Cnam), Gaëtan Bourmaud (Université Paris 8) et moi-même, viendront également alimenter la réflexion en croisant les expériences d’ergonomes novices ou expérimentés, de syndicalistes et d’acteurs représentants d’institutions publiques. Afin d’éviter que ces échanges demeurent entre « spécialistes », nous serons attentifs à ménager des plages pour la discussion avec l’auditoire. Elles faciliteront, je l’espère, un travail de questionnement mutuel et de mise en perspective des approches, absolument nécessaire sur ces sujets.

En quoi l'éthique et le politique sont des dimensions essentielles pour comprendre le travail contemporain ?

Ces questions ne sont évidemment pas nouvelles. Elles ne sont pas non plus spécifiques, dans leur fondement, à la compréhension du travail contemporain actuel, si je peux user de cette tautologie, ou à l’ergonomie. Quelle que soit l’époque considérée, les dimensions éthiques et politiques traversent les disciplines et leurs pratiques dans leur rapport aux évolutions de la société et du travail. Pour n’en citer que quelque unes à titre d’exemples : en France, ces deux dimensions ont accompagné les grands mouvements de rationalisation du travail des années 50 à 80, d’indépendance des femmes, au foyer comme au travail, à partir des années 70, ou encore d’informatisation massive de secteurs professionnels et de tertiarisation des emplois dans les années 90. Parce que ces dimensions sont rarement traitées de front dans les ouvrages ou articles scientifiques, et n’apparaissent qu’en filigrane de l’explicitation d’un cadre théorique ou d’une démarche d’intervention, il y a un risque que les réflexions d’ordre éthique et politique menées par nos prédécesseurs s’effacent de la mémoire collective. C’est davantage dans une littérature « grise » de rapports, actes de congrès ou tribunes libres, que l’on peut en trouver les traces. En ergonomie, le travail fait par la commission « Histoire » de la Self ou par le Greshto[2] au Cnam, est considérable et précieux en la matière.

Aujourd’hui les transformations à l’œuvre (la pénibilité, l’intensification du travail, l’allongement de la vie professionnelle, l’automatisation, la numérisation, l’uberisation, les organisations agiles ou libérées, etc.), les mutations annoncées (l’intelligence artificielle, la cobotique, la développement durable et l’écoconception, les organisations frugales, les tiers lieux, etc.), voire les prophéties en matière d’emploi et de travail (jusqu’à la disparition du travail humain ?), ravivent l’importance des questions éthique et politique qui se font urgentes. Ces évolutions majeures, potentiellement radicales et brutales, ont et auront des conséquences sur les conditions de vie, d’emploi et de travail des personnes. Elles ont et auront des effets sur les possibilités de chacun.e de préserver et construire sa santé-sécurité, celle des autres et plus largement sur les milieux de vie. Dans ces conditions, celles et ceux qui ont pour ambition d'accompagner des transformations par l’élaboration de nouvelles connaissances, la conception de systèmes sociotechniques, la formation de futurs professionnels du domaine, ne peuvent faire l’économie d’un travail réflexif de positionnement quant aux implications politiques de leurs actions et à l'éthique dans lesquelles elles s'inscrivent.

Selon vous, comment les ergonomes peuvent-ils intégrer les dimensions éthiques et politiques à leur action ?

Je n’aurais pas la prétention ici de clore le débat avant qu’il ait eu lieu dans le cadre de cette nouvelle édition de La Fabrique de l’Ergonomie. Je donne pour cela rendez-vous fin janvier 2020. Toutefois, pour répondre très partiellement à cette question immense et ouvrir en quelque sorte le débat, je dirais que les ergonomes traitent de fait dans le quotidien de leur travail des dimensions éthiques et politiques. Celles-ci demeurent toutefois généralement implicites, les enjeux qu'elles soulèvent étant rarement articulés ou revendiqués. Il me semble qu'il est aujourd'hui essentiel d’en discuter.

Mon point de vue en la matière est, je veux bien le reconnaître, assez radical. Je considère que l’absence de point de vue réfléchi sur le travail et ses conditions, la place accordée à l’humain et à l’activité dans la conception et la transformation du travail révèle en creux un point de vue éthique et politique particulier, polymorphe ou opportuniste. Paradoxalement, le désengagement ou l’absence d’engagement réfléchi engage les ergonomes ; le risque est alors grand d’être instrumentalisé.

Mais comment faire alors cette intégration ? En clarifiant par exemple pour soi et pour les autres (interlocuteurs, collaborateurs, etc.) ce que l’on entend par travail, sens et conditions de travail, la manière dont on considère d’activité humaine, etc. En explicitant la démarche d’intervention que l’on soutient et ses implications pour les différents acteurs-partenaires. En définissant ce dont on est pour partie ou totalement responsable, ce sur quoi on est capable de s’engager. C’est l’éthique et le politique du travail ordinaire des ergonomes, leur intersection probable dans la pratique, qui permet de tracer les lignes d’un programme d’action à même de décider à quelles et dans quelles conditions une intervention ou une recherche seront menées.

Les prises de position antérieures d’ergonomes (dans les années 60 et 70) ont pu nous laisser penser que les choses étaient « réglées » et que les formes d’engagement et les réflexions sur les responsabilités de la discipline, mais aussi de chacun.e, face aux évolutions du monde du travail étaient scellées. Or, nous l’avons vu, le travail évolue et ses évolutions questionnent inlassablement les dimensions éthique et politique de nos pratiques. Par ailleurs, on peut aussi se demander si les formes d’engagement de nos prédécesseurs sont aujourd’hui compatibles ou adaptées aux transformations du monde du travail (y compris le nôtre en tant qu’ergonome-travailleur) et de la société (en termes, par exemple, de conciliation de la vie au travail et hors travail).

Ce ne sont ici que quelques pistes qui mériteront d’être développées et enrichies avec nos invités lors des deux journées de janvier.

Une partie importante de vos travaux de recherche porte sur l’apprentissage et la formation professionnelle ; dans quelle mesure pensez-vous que les questions de l'éthique et du politique sont importantes pour la formation des ergonomes ?

Ces questions sont capitales à plusieurs titres. L’enjeu en formation va être de définir ces termes et, d’une certaine manière, de les déloger de là où ils sont souvent cantonnés dans la pensée commune : les comités d’éthique mobilisés pour traiter de grandes questions de société d’une part ; les partis politiques et leurs représentant.e.s, leurs tensions internes et parfois leurs « petits arrangements » d’autre part. Il s’agit de rappeler que l’éthique, en tant qu’ensemble de valeurs et de principes régulateurs de nos actions, et le politique, qui organise les rapports entre les différents acteurs dans le travail et régit la conduite de nos affaires courantes, ont à voir avec le quotidien d’une pratique professionnelle, a fortiori lorsque celle-ci propose de contribuer à la conception ou à la transformation des milieux de travail dans un double objectif de santé et de performance.

Le travail en formation visera ainsi à rendre visible l’existence des tensions inhérentes à la pratique et les nécessaires délibérations qui ont cours au quotidien, dans le colloque singulier avec soi-même ou entre collègues. Le fonctionnement concret de la recherche ou de l’intervention en train de se faire n’a rien à voir et à faire de prétendues évidences sur la manière d’appréhender les questions que l’on nous adresse, d’en susciter d’autres, de s’y prendre pour les traiter, d’y répondre et d’en répondre. Ceci relève d’un engagement qu’il s’agit d’éprouver très tôt, via les récits d’expérience des autres (novices ou anciens) ou les mises en situation accompagnées en formation (étude de cas, simulation, stage, etc.). L'enjeu est d’inviter les futurs ergonomes à ne pas négliger ces dimensions pour, non pas prendre parti pour l’employeur, les salariés, les représentants du personnel, les ressources humaines, les concepteurs ou la médecine du travail, mais se positionner au regard de la question de conception ou de transformation du travail à traiter.

Une des tables rondes de La Fabrique 2020 sera consacrée à ces questions cruciales, en croisant les points de vue d’ergonomes novices et plus expérimentés, de responsables de formation ou de membres de l’Association pour la Reconnaissance du Titre d’Ergonome Européen en exercice (Artee). Ce sera l’occasion l’élargir la focale sur des formations au plan international.

[1] Willy Buchmann, Nicolás Canales Bravo, Catherine Delgoulet, Laetitia Flamard, Dorothée Malet et Moustafa Zouinar
[2] Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail et de l’orientation (Cnam – CRTD)